C’est une histoire simple, sans prétention.
Tout commence à l’aube des Roaring Twenties. Une fille est morte, une vampire est née. Elle s’extirpe de la terre en poussant un long, puissant cri de rage, ses ongles comme des griffes qui l’aident à trouver son chemin vers la surface. Elle n’a pas peur, surtout parce qu’elle n’arrive pas à suffisamment rassembler ses pensées pour s’y obliger. Elle est morte, mais pas vraiment. Elle a faim, faim ou soif, peu importe, à l’heure actuelle, elle se révèle incapable de faire la différence, mais elle refuse de s’avouer que ce n’est pas de la nourriture ni de l’eau que son corps réclame désespérément. Elle ne comprend pas pourquoi elle émerge du sol à l’extrémité d’un cimetière alors que sa religion, ou plutôt la religion de ses parents, préfère la crémation à l’inhumation. Elle ne comprend pas pourquoi on l’a enterré là, qui l’a enterré là, à la va-vite, privée des honneurs d’une sépulture décente, et qu’est-ce qu’elle est censée faire à présent.
Elle se lève. Ses bras tressaillent, ses jambes vacillent. Son regard effrayé se perd dans le noir du ciel, ce noir profond et indifférent. C’est le milieu de la nuit et au-dessus d’elle flamboient comme un étendard les lumières des gratte-ciels au cœur de la ville qui ne dort jamais. Elle inspire, de grandes bouffées d’air qui la font aussitôt suffoquer, puisque ses poumons n’en éprouvent plus le besoin et le lui font savoir. Très vite, l’urgence de la faim lui insuffle une nouvelle détermination, une nouvelle vigueur. Elle s’enfonce dans les rues de New York, elle court sans but, elle oublie le temps. Elle sent vaguement sa tête balloter au rythme de ses pas précipités. Confuse, elle devine que quelque chose ne va pas mais elle ne peut pas s’arrêter. Il lui faut quelqu’un. Il lui faut du sang. Quelqu’un, du sang, c’est la même chose au final. Cette pensée, fugace, passagère, lui arrache un gémissement. Horreur.
Faim.
Elle ne se souvient plus de qui l’a trouvé. Un ou une des vampires du clan de New York, sans aucun doute, mais son identité lui échappe, même après toutes ces années. Elle se souvient juste qu’elle était en train de rôder autour d’un groupe de fêtards éméchés. Elle se souvient de l’arôme du sang, si fort, si grisant, qui engloutissait tout, jusqu’à l’odeur étouffante de la fumée des voitures et celle, écœurante, du relent des égouts. Elle se souvient de leurs regards, choqués et amusés à la fois, sur ses vêtements déchirés, sur son visage couvert de terre. Elle se souvient du geste qu’elle a esquissé, celui d’un prédateur prêt à fondre sur sa proie.
Elle se souvient aussi d’une main sur son épaule, légère comme une plume, qui la saisit violemment et l’arrache littéralement du sol, la projetant en arrière. Elle se souvient avoir atterri sans grâce au fond d’une ruelle, complètement sonnée, et avoir voulu se relever pour se jeter à la gorge de celui ou celle qui a osé se mettre entre elle et sa nourriture. On ne lui en laisse pas le temps. Des ongles acérés se plantent dans sa nuque, la forçant à s’agenouiller. Elle hurle, se débat, pousse des cris stridents. En vain. Puis, avec une tendresse qui lui donne envie de pleurer, on l’amène à un clochard endormi là, parmi les ombres, à l’abri des regards. Enfin. Elle n’hésite pas, trop heureuse de cette offrande inespérée qui a le don de calmer sa faim en quelques secondes. La prise féroce sur son cou ne se desserre pas mais un pouce calleux trace des cercles apaisants sur la peau de sa nuque. Elle entend, shhh, shhh, shhh…
Elle boit goulûment.
Camille Belcourt, chef du clan des vampires de New York, lui demande, de quoi te rappelle-tu ?
Pas de grand-chose.
Quelques jours plus tôt, ses pensées filaient comme des nuages, insouciantes. Elle se disait, tu lui as tapé dans l’œil, ma fille. Il ne le cache pas, ni à toi, ni à personne. Tous les soirs, à la tombée de la nuit, lorsque tu sors du travail, il est là, il t’attend. Il plante sa tapageuse voiture de luxe au milieu de la route, sans se soucier du concert de klaxons qui retentit derrière lui, et il t’offre son plus beau sourire. Il propose de vous raccompagner, toi et ton amie Shila, qui rougit, glousse et se trouble devant la coupe élégante de son costume, la sensualité de son parfum. Elle est sous le charme. Pas toi. Ça lui plaît. Ça te plaît que ça lui plaise, pas vrai, hein ?
Tu devrais refuser. Tu ne montes pas dans la voiture d’inconnus, surtout s’ils ont l’air de riches, purs Américains. La justice a tendance à les cajoler, et tu n’es qu’une jeune immigrée chinoise de vingt-cinq ans travaillant comme ouvrière au chantier naval sur la rive est de l’East River, à l’est de Battery Park. Tu assembles des pièces avec des gestes mécaniques de somnambule, sans savoir à quoi elles serviront. Tu n’as pas de papiers, et ton seul appui, c’est Shila, une gentille idiote au cœur d’artichaut, clandestine comme toi. Tu es loin d’être bête, tu n’ignores pas que ça fait de toi une proie facile pour tous les malades du coin. Mais tu en as assez. Si ça continue, ton corps va se casser en deux comme une brindille desséchée. Tu es épuisée, lessivée, démolie. La guerre s’est terminée il y a bientôt sept ans maintenant. Tu te souviens, tu n’es pas allée faire la fête dans la rue, tu étais trop occupée à t’inquiéter. Tu ne savais pas de quoi demain serait fait, où on allait t’envoyer bosser. Le monde n’avait plus besoin de navires de guerre pour se foutre sur la tronche aux quatre coins du globe. Au final, le chantier tourne toujours mais toi, tu fatigues. Tu croules sous une montagne de dettes et ton passeur ne te laissera pas tranquille tant que tu n’auras pas tout rembourser. Alors accepte, juste pour cette fois.
On ne peut pas t’en vouloir d’avoir envie d’un peu de douceur dans ce monde de brutes, non ?
Elle apprendra à la dure que son plus beau sourire, c’est celui qui ne dévoile pas ses crocs.
Il a fallu qu’une fille meure pour qu’une vampire naisse. C’est la règle du jeu. Cette fille, elle n’aurait pas vécu longtemps de toute façon. Depuis qu’elle a treize ans, tout ce qu’elle fait, c’est contre ses parents, des gens vieillissants et distants. Modestes, pour ne pas dire pauvres. Ils l’aiment distraitement. Ils ne s’attendaient pas à elle et ils ont d’autres choses à faire, des soucis plus importants que les caprices de leur fille unique. Elle affirme crânement que dans une Chine pillée et ravagée par les conflits successifs, son horizon est bouché. Elle veut voir clair. Un beau jour, elle débarque à Malacca, en Malaisie, comme des milliers d’autres jeunes filles chinoises seules, où les attendent les mines et les plantations que veulent exploiter les Européens dans leurs empires coloniaux. Elle a à peine quinze ans. Elle n’y reste pas longtemps. Les États-Unis et New York devaient être sa destination finale, son Eldorado. Les États-Unis et New York n’ont été qu’une prison de plus. Totalement soumise à la volonté de son passeur, elle aurait passé encore des années à travailler dans des conditions épouvantables si elle n’avait pas été transformée. Pas de logement décent, juste une minable baraque en bois aux planches disjointes, pas de salaire, pas de protection. Elle n’aurait été libérée que lorsque l’argent récolté à son travail aurait remboursé les frais de transport, les pots-de-vin. Il lui aurait alors fallu trouver un de ces jobs légaux, le seul moyen de voir peut-être sa situation régularisée et d’obtenir un permis de résidence. Elle serait morte avant. Une jeune immigrée chinoise, une fille seule, sans le sou et sans pedigree, une parmi tant d’autres. Sa disparition serait passée inaperçue.
Sa disparition est passée inaperçue.
Camille lui dit, celui qui t’a attaqué a fait de toi une vampire. Je ne sais pas qui, il n’est pas de mon clan. Je ne sais pas pourquoi. Oui, pourquoi t’abandonner comme ça, à la merci de tous les dangers, après avoir quand même pris la peine et le temps de te transformer ? C’est un véritable mystère.
Elle entend, pourquoi toi et pas ton amie Shila, dont le corps sans vie a été retrouvé égorgé et vidé de son sang tout près du tien ?
Camille lui dit, avec un sourire aussi rassurant qu’inquiétant, ne t’inquiète pas, je vais prendre soin de toi. Le clan va prendre soin de toi. Je vais t’enseigner tout ce que tu as besoin de savoir pour survivre, comment te nourrir, comment faire bon usage tes nouvelles capacités, et le clan te protégera. Après tout, tu es l’une des nôtres désormais. En retour, tu me serviras.
Camille lui dit, tout ce que tu veux, prends-le, et si l’objet de tes désirs se dérobe à ton emprise, détruis-le.
Ça tombe bien, elle veut tout, tout ou rien, tout de suite, et Camille la laisse faire. Elle se jette à corps perdu dans sa nouvelle vie, s’y accroche avec la force du désespoir, comme si on voulait la lui voler. Combien de dégoûts a-t-elle dû endurer, combien de privations a-t-elle dû s’imposer ? Ceci, cette force surhumaine, cette vitalité extraordinaire, ce corps qui incarne une promesse d’éternité, c’est plus qu’une seconde chance, c’est une renaissance, et elle a bien l’intention d’en profiter.
Pour fêter ça, elle s’offre un nouveau nom, celui de Lily Chen.
Cela aurait dû être une histoire simple, sans prétention. Une fille est morte, une vampire est née. Elle aurait se tenir tranquille, rester à l’écart des problèmes. Mais la vampire, au fil des décennies, se surprend à trouver de plus en plus difficile d’obéir docilement aux ordres de son leader, son mentor. L’intelligence, la ruse et le charisme sont autant de vernis qui recouvrent savamment les défauts, mais ils ne les effacent pas. Il devient rapidement compliqué de se contenter de fermer les yeux et d’être heureuse en demeurant dans l’ignorance. Ce soupçon d’égoïsme, ce petit côté opportuniste qu’elle décèle sans le vouloir chez cette femme qui lui a tout appris… Malgré tous ses efforts, elle n’arrive pas à faire semblant de ne rien voir. Tout ça demeure à la lisière de sa conscience à chaque seconde, la troublant, la contrariant. Mais ses lèvres demeurent obstinément closes parce que, sûrement, Camille, qui ne lui a jamais rien enseigné de différent, ne peut pas avoir tort, n’est-ce pas ?
N’est-ce pas ?
Louis Karnstein est un idiot.
Louis Karnstein est aussi un vampire ancien et puissant qui a su s’attirer les bonnes grâces de Camille. Au sein du clan, il y a très peu de personnes que Lily n’apprécie pas. Elle veille à se montrer amicale, ou du moins franche, avec tout le monde puisqu’elle considère qu’ils ont le devoir de s’entraider. Putain de tyran, la décrit élégamment Zeke. Mère poule, renchérit Elliott. Bande d’ingrats, rétorque Lily, imperturbable. Heureusement pour elle, Louis Karnstein n’est qu’un invité entre les murs de l’Hôtel Dumort. Elle peut donc le détester à loisir, sans se sentir coupable. Elle ne se prive pas de le dire. Mais pas trop fort, parce qu’on ne sait jamais quand Camille, qui leur a ordonné d’honorer les moindres désirs de leur invité, se trouve dans les parages. Louis Karnstein est un idiot. Il ne va leur attirer que des ennuis. Même elle, qui se complaît dans l’excès, qui ne prend jamais la peine d’effacer ses traces et ne se fixe pas de limites, elle peut le voir. Elle se gave peut-être un peu trop de sang humain mais elle au moins ne s’en est jamais pris à des gosses.
Une fille est morte, une vampire est née. Pas un monstre.
L’un des gosses porte un crucifix autour du cou. Elle n’espère pas que cela suffira à le protéger. Elle n’est pas naïve.
Comme si l’univers lui souriait, 1953 fut justement l’année où Louis Karnstein cessa définitivement d’être un idiot.
Elle n’arrive pas à oublier le garçon au crucifix.
Le garçon que Louis Karnstein a transformé en vampire, à quoi ? Quinze, seize ans ? Celui qui a tué Louis Karnstein. À seize ans. Quelques minutes seulement après avoir été transformé. Presque malgré elle, elle est impressionnée.
Si elle avait su que la première fois que le garçon au crucifix lui adresserait la parole, ce serait pour l’insulter, elle se serait abstenue de lui accorder autant d’importance.
La Terrestre abandonnée à ses pieds, inconsciente mais pas morte, elle avait écouté, d’abord médusée, puis amusée et enfin sans chercher à cacher son intérêt, le sermon de ce parfait inconnu. Stupide, assène-t-il avec assurance, l’air grave. Parce qu’elle ne sait pas se contenir, elle risque d’attirer l’attention des Shadowhunters sur eux. Et alors, qu’est-ce qui se passera ? Blablabla, dira-t-elle avoir entendu. C’est qui ce type, a-t-elle pensé sur le coup, fascinée par la conviction qui émanait de lui, qui le grandissait. Est-ce qu’il sait seulement où il met les pieds ? Avec le recul, elle réalise qu’il n’aurait pu en être autrement, que quelqu’un, quelque part, avait décidé que Lily Chen finirait un jour par céder à la voix de la raison et que cette voix allait emprunter l’accent d’impérieuse autorité de Raphael Santiago.
Elle est agréablement surprise lorsque Raphael se décide à rejoindre le clan. Elle a la prétention de croire qu’elle le dissimule bien. Il l’intrigue, ce novice qui n’hésite pas à réprimander des vampires deux, trois fois plus vieux que lui. Lorsque Zeke et Elliott se hasardent à poser la question, qu’est-ce qu’elle pense du nouveau, elle répond nonchalamment qu’il se comporte comme un petit chef. Toujours à la limite de l’insubordination. Beaucoup, beaucoup trop sarcastique pour son propre bien. Elle agite ses mains au rythme des sermons du jour de Raphael qu’elle leur rapporte et ils n’osent pas lui faire remarquer qu’elle est l’une des premières à l’écouter avec sérieux. Elle est parvenue à se convaincre qu’elle guette le moment où il fera un faux pas. Qu’il n’est qu’une source de distraction. Elle est peut-être toujours prête à parier sur le temps qu’il faudra pour qu’une nouvelle imprudence de leur part provoque un de ses départs agacés. Mais ses absences l’irritent plus qu’autre chose, les lubies de Camille sont moins supportables sans les commentaires acérés de Raphael, et elle s’acharne à réparer l’erreur qui a provoqué son départ, comme si ça allait le faire revenir plus vite.
Il revient toujours.
Elle ne satisfait plus les exigences de Camille avec un enthousiasme née de sa gratitude envers elle. Les pourquoi fusent quand elle ne comprend pas la logique d’un ordre.
Plus tard, elle prétendra s’être fait avoir. Elle n’est, après tout, jamais loin lorsque Raphael commence à parler de raison et de prudence. Elle hoche nonchalamment la tête, sans trop y prêter attention. Ses mots ont dû s’infiltrer sous sa peau comme des millions de petits parasites. Ils ont dû détruire ses barrières, ses dernières réticences de l’intérieur. C’est pour ça qu’elle n’a rien remarqué. Une nuit, alors que Camille se débarrasse négligemment du cadavre d’un riche homme d’affaires étranger dont la disparition ne manquera pas de soulever des soupçons, elle sent la colère monter lentement en elle. Sa désinvolture menace de la faire exploser. Elle pense, j’espère que les Chasseurs d’Ombres ne vont pas s’en mêler. Elle pense, les Accords ne nous protégeront pas. Elle pense, si quelqu’un meurt, ce sera de sa faute et je ne pourrais jamais lui pardonner.
Soudain horrifiée par la tournure vindicative que prennent ses propres pensées, elle tourne brutalement la tête vers Raphael qui se tient à l’écart. Elle le fixe avec des yeux ronds, comme si elle le découvrait pour la première fois.
«
J’espère que tu es content de toi ! elle hurle en cantonais à un Raphael qui ne faisait que passer par là, plus tard dans la nuit, avant de s’enfermer dans sa chambre. »
Elle tente de se convaincre qu’elle n’est pas faite pour les responsabilités. Elle s’assure que ses lèvres esquissent toujours un rictus appréciateur lorsqu’elle fait rugir le moteur de sa moto trafiquée à l’énergie démoniaque. Elle prétend ne pas pouvoir passer une journée sans musique ni danse. Et, lors des soirées qu’elle fréquente assidûment, elle s’applique à jouer le rôle de l’idiote écervelée qui rit trop fort et ne se préoccupe que de décoration d’intérieur.
Pourtant, on lui fait confiance et, comme si cette confiance lui donnait des ailes, elle répond toujours présent.
Lorsque Raphael devient le bras droit de Camille, il apparaît évident aux yeux de tous qu’elle, cela fait déjà des années qu’elle est le bras droit de Raphael.
Et lorsque Raphael devient le nouveau chef de clan suite au départ de Camille, elle ne fait pas mine de se soustraire à ses devoirs.
C’est une histoire simple, sans prétention.
Une fille est morte, une vampire est née. Ce sont des temps troublés et violents. Il faut bien que quelqu’un fasse quelque chose pour protéger les siens.
Petite chronologie
2 novembre 1899 : naissance à Guangzhou (Canton), Chine
De 1914 à 1916 : elle émigre à Malacca, en Malaisie.
De 1917 à 1925 : elle émigre à New York, aux États-Unis.
1925 : transformation
1953 : rencontre avec Raphael
2017 : Raphael devient le nouveau chef du clan, elle devient son bras droit.